Délicatesses de la recherche en milieu professionnel en temps de Covid-19

Extraits

Praticienne de l’accompagnement en milieu professionnel, j’interviens depuis près de 20 ans dans les organisations, (…) appelée autour de situations relationnelles délicates, celles qui flirtent avec le conflit voire la rupture, celles qui engagent nos affects et tout notre être, comme ce peut être le cas lors de l’annonce d’une maladie grave ou du décès d’un membre de l’organisation.

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Chaque année en France, 385000 personnes apprennent qu’elles ont un cancer. Un tiers est en activité professionnelle. 80% de ces personnes reprennent une activité dans les 2 ans qui suivent l’annonce. Selon l’Inca ce sont à date près d’1 million de salariés qui sont concernés par cette maladie. A quelles conditions la reprise de la vie professionnelle peut-elle être réussie c’est-à-dire pérenne et telle qu’elle favorise une meilleure santé de la personne et lui permette de se sentir utile, telle également que l’organisation soit satisfaite ? Le besoin de performance, de résultats, de chiffres, vient ici heurter une situation où les normes de vie des uns, les relations entre tous, l’organisation du travail, sont dérangées.

Nous voilà donc en milieu professionnel où le mot cancer suggère – comme ailleurs –  la possibilité, la proximité, la peur de la mort, où le mot guérison ne concurrence pas encore suffisamment celui de récidive ; l’épée de Damoclès pose une ombre sur les vies de celles et ceux concernés. Ce seul mot de cancer peut gêner voire empêcher la communication, créer des malentendus, des blessures auxquelles viennent s’ajouter toutes les incertitudes liées à la maladie grave et ses traitements : Peut-on, doit-on dire sa maladie en milieu professionnel ? Que répondre à celui ou celle qui nous l’apprend ? Comment travailler avec les fréquents effets indésirables des traitements médicaux : la fatigue, les troubles cognitifs qui gênent la concentration, la mémorisation ? A-t-on envie de retrouver un collègue moins performant, moins capable, presque… « moins vivant » ?

Quelles réponses face à ces situations délicates ou l’adjectif témoigne ici du risque, de l’incertitude, que les organisations cherchent à éliminer, mais aussi d’une approche éthique qui engage à la manière de Paul Ricoeur à « une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes »[1] ? Je propose une réponse autour de la délicatesse comme sagesse pratique vue à la fois d’un point de vue esthétique compte tenu du surgissement des émotions, d’un point de vue éthique puisqu’il s’agit bien de nos actes, et d’un point de vue politique pour que la société tout entière en bénéficie.

Je pose l’hypothèse que des relations interpersonnelles de qualité priment sur les dispositifs et processus mis en place pour aider les personnes touchées par la maladie aux différents temps évoqués précédemment. J’enrichi cette hypothèse de son corollaire, une « sagesse pratique » qui trouve sa voie entre mais aussi avec le besoin de normes et de sollicitude. Il s’agit de ne pas se laisser submerger par ce qui se compte mais de valoriser ce qui compte, la relation humaine. Se sentir reconnu, unique, et important aux yeux de l’autre, est une condition de possibilité de la vie en société, et ici en milieu professionnel.

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J’évoquerai la délicatesse du chercheur, entre intention et attention à l’égard des personnes en situation de fragilité participant à la recherche. (…)

L’expérience des personnes prises par un cancer en milieu professionnel doit être entendue pour améliorer les connaissances quant à leurs difficultés mais aussi leurs besoins et ceux des équipes afin de permettre à chacun d’agir au service d’un meilleur vivre et travailler ensemble. Si l’expérience patient gagne en reconnaissance– notamment via l’Université des patients – le milieu professionnel reste de prime abord centré sur ses résultats financiers, essentiels à sa pérennité.

Je voulais une recherche ancrée dans le réel, qui parte d’un contexte spécifique avec des personnes vivantes non pas des données froides, des personnes à qui offrir une écoute sensible. Je voulais un terrain qui soit une organisation. (…)

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Qu’en est-il, à distance, de la possibilité d’une parole sur un sujet qui touche aux affects, à l’intime? Comment créer les conditions de possibilité de cette parole ? Dans ces situations d’éloignement, je ressens – du moins ai-je peur – que mes sens soient émoussés. Comment la personne face à moi se sent elle ? Quelle est l’ambiance autour d’elle, la manière dont celle-ci entre dans l’échange et l’influence ? Les perceptions sont moins à portée, les risques d’interprétation plus importants, la possibilité de laisser passer une information subjective mais capitale est majorée. L’attention en tant que concentration n’y change rien. Même avec une disponibilité totale au sujet, l’autre peut se dérober, l’essentiel échapper. Si je me sens mal à l’aise, n’est-ce pas également le ressenti de mon interlocuteur ? (…).

La distance ne rend pas l’échange impossible. La distance imposée contient une part de brutalité, une marge d’erreurs potentiellement préjudiciable à la relation. Elle participe à l’invisibilisation des personnes fragilisées. (…)

Dans les années 1960, Edward T. Hall, anthropologue américain, parle de proxémie pour désigner « une approche du rapport à l’espace matériel ». L’un des concepts majeurs en est la distance physique qui s’établit entre des personnes prises dans une interaction Ces distances varient selon les cultures . Ainsi, dans les pays latins, dont la France, les distances entre les corps sont relativement réduites. En Afrique , elles sont souvent si réduites que le contact physique est fréquent. À l’inverse, dans les pays nordiques ou au Japon , les contacts physiques sont plus rares et ces distances plus importantes. Ces distances varient également selon les lieux où l’interaction se déroule, la maison, le lieu de travail, les transports, les musées, les écoles, etc.

Edward T. Hall a déterminé expérimentalement l’existence de quatre distances chez l’humain, le passage de l’une à l’autre étant marqué par des modifications sensorielles : ce sont les distances intime, personnelle, sociale et publique.(…) Ce sont bien les modifications sensorielles dont parle Hall qui me gênent. Perte d’intensité, perte de sens.

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Reste cette question essentielle : comment établir des relations de confiance à distance sur des sujets intimes, avec des personnes qu’on ne connait pas ? Comment permettre à celles et ceux qui voudraient témoigner de le faire en sécurité, dans une juste distance, celle qui permet le cas échéant l’expression des émotions ? Le psychologue Bernard Rimé dans Le partage social des émotions »[2] (PSE, 1991), étudie pourquoi l’expérience d’une émotion stimule de manières spectaculaire le contact social et la communication sociale. Il relève que la tendance à raconter à autrui une expérience émotionnelle se fait d’autant plus facilement que l’interlocuteur est un proche, j’ajoute ici : une personne de confiance.

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Ma préoccupation est donc double : d’une part, créer les conditions de la confiance pour que les personnes concernées osent venir à moi ; d’autre part, être suffisamment proche au sens propre et au sens figuré pour prendre soin d’elles dans l’expression de l’intime. C’est donc d’une présence ajustée et qui s’ajuste dont témoigne ma recherche.

Qu’est est-il du lien avec la délicatesse ?

Délicatesse a comme d’autres mots une étymologie incertaine qui vient initialement de delié dont il s’écarte peu à peu. Ce mot aujourd’hui est chargé de valeurs positives, du domaine du féminin et s’apparente dans le soin à une forme de care. Mais le délicat était d’abord l’homme efféminé, trop sensible, trop fin, trop… mou. « Trop » parce que à l’excès. C’est aussi le sens que David Hume, au XVIII siècle, donne aux passions dans son Essai sur la délicatesse de goût et la délicatesse de passion, le premier des Essais moraux et politiques.

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Si la délicatesse peut être un excès de sensibilité, elle témoigne ici d’une attention à l’autre. La question est plutôt de savoir si et comment elle permet l’action. (…)

La délicatesse est un questionnement réflexif permanent sur les conditions nécessaires à une recherche de terrain sur des sujets dits sensibles, au cœur de laquelle se trouvent des femmes et des hommes dont le témoignage, comme un cadeau, oblige à la plus belle attention.

Elle flirte avec le tact, la douceur, elle évoque l’élégance, la légèreté et contient également un rapport à l’éthique et à la morale. Etre délicat c’est avoir des scrupules, ce petit caillou dans la sandale du légionnaire romain qui le gênait pour marcher et l’obligeait à choisir entre rester dans le rang et souffrir ou sortir du rang au risque d’être distancé par sa troupe et réprimandé par son chef. (…)

La délicatesse est donc le résultat dans l’action d’une visée éthique. Elle peut gêner en entreprise où l’on craint qu’elle ne soit personne dépendante. Et alors ? Elle témoigne d’une éthique que chacun est libre d’exercer. Mais est-on totalement libre jamais ?

Aujourd’hui, dans notre culture occidentale, mais nous pourrions également parler du Japon, la délicatesse est une qualité éminemment positive. Si elle était une vertu, au sens aristotélicien, elle pourrait être le juste milieu entre la brutalité et le raffinement. Elle renvoie également au Neutre dont parle ainsi Roland Barthes :

Le refus non violent de la réduction, l’esquive de la généralité par des conduites inventives, inattendues, non paradigmatisables, la fuite élégante et discrète devant le dogmatisme, bref le principe de délicatesse, je l’appellerai en dernière instance : la douceur.

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La délicatesse prend corps dans un contexte, un terrain, une vie. Dans la recherche, elle est liée à l’inquiétude que j’ai non pas de bien faire mais d’être juste et je dirai « aimante », c’est-à-dire au plus près des personnes, de leur subjectivité, de leur ressenti comme réalité. Elle est alors ce flot de questions autour de la méthodologie, indissociable du terrain, la considérant comme essentielle dans le cadre scientifique où elle pourrait être figée une fois définie. La robustesse de la méthodologie ne doit-elle pas revendiquer une certaine vitalité dont dépend une partie de la qualité du matériau recueilli ? (…)

Incertaine, la délicatesse est une recherche en soi, dépassant la bonne intention, se matérialisant par des paroles, des actes. Comme tout art, et toute vertu, elle demande à être pratiquée pour s’affirmer.

Comme la dentelle, elle est le résultat d’un travail de patience et de précision. On les associe souvent l’une l’autre sans doute du fait de délié, comme les fils qui laissent passer le jour, révélant la fragilité et la solidité du lien. Créer en mettant à jour, en donnant à voir le plus fin.

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En conclusion, deux questions se posent au chercheur en philosophie descendu sur le terrain. Descendu au sens de ayant quitté sa position surplombante d’intellectuel rivé à ses livres comme en parle Christiane Vollaire[3] ; descendu également au sens de placé au même niveau dans un principe d’égalité avec celles et ceux qu’il interroge.

Première question : qui suis-je sur le terrain quand je cherche ? Seconde question : comment prendre soin des personnes fragilisées par un accident de vie et participant à ma recherche ? Les deux sont liées bien sûr.

L’important est de prendre conscience des différentes postures engagées. Je suis « Un, personne et cent mille », à la manière de Pirandello, richesse et complexité inépuisable de l’identité. Le chercheur n’est pas un être dénué de sensibilité, d’affect. Je dois savoir quand je parle qui parle en moi pour le cas échéant, revenir à la juste posture.

Le chercheur de terrain est un artiste et un artisan. Un artiste qui réalise une performance c’est-à-dire une œuvre dont il ne connait pas la forme finale et à laquelle participent de nombreux acteurs. Un artisan qui cherche, doute, remet en question, affine et cisèle sa méthodologie en allant vers les personnes à interroger avec précaution et délicatesse. Chaque situation nous engage à une sagesse pratique, une adaptation de nos méthodes, de nos comportements. (…)

Cela se traduit en milieu professionnel et pour la recherche par une attention première à l’amour au sens où Axel Honneth emploie ce terme. Il est important que les personnes rencontrées puissent s’assurer que ce qu’elles ressentent a de la valeur pour le chercheur, que leur expérience de la maladie sans les réduire à cela non plus, a une valeur au service d’un mieux vivre ensemble.

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La distance physique, le virtuel et le port du masque signent le recul des sens et du sens de la rencontre. En niant que l’essence même de la relation s’éprouve dans la capacité que nous avons à ressentir et à nous sentir, comme d’autres animaux, pour nous reconnaitre, nous apprivoiser, nous approcher et nous rapprocher, les mesures de protection au motif de protéger la vie dévalorisent aussi ce qui fait société, érigent des barrières entre des personnes qui ont besoin de proximité pour se reconnaitre dans une communauté, une vie qui a failli leur échapper.

Au chercheur de faire ce pas, d’aller vers, pour témoigner de son humanité, tout simplement.

Nathalie Vallet-Renart

Université Jean Moulin Lyon 3. Chaire Valeurs du soin centré patient

Doctorante en philosophie sous la direction de Jean-Philippe Pierron.

Co-direction en sciences de gestion avec Didier Vinot.

[1] Ricoeur Paul, Soi-même comme un autre, Paris,

[2] Rimé, Bernard, Le partage social des émotions, Paris, Presses universitaires de France, 2005

[3] Vollaire, Christiane, Pour une philosophie de terrain, Paris, Créaphis, 2017.